Ce mois-ci, je m'attaque Ă deux concepts relativement mĂ©connus au sein mĂȘme de la communautĂ© LGBT+ : le queerbaiting (ou « appĂąt Ă queers* ») et le queercoding (que lâon pourrait traduire par « codage queer »). Ces notions ne vous disent peut-ĂȘtre rien, mais je peux vous assurer que vous y avez dĂ©jĂ Ă©tĂ© confrontĂ©-e-s.

Avez-vous dĂ©jĂ ressenti la frustration de ne jamais voir deux protagonistes du mĂȘme sexe sâembrasser ou sâavouer leurs sentiments, dans un film ou une sĂ©rie ? Alors que tous les indices sont rĂ©unis pour indiquer une attirance rĂ©ciproque ?! DâespĂ©rer en vain Ă chaque Ă©pisode que cette relation, manifestement romantique pour vous, se concrĂ©tise ? Si vous rĂ©pondez oui Ă ces questions, vous ĂȘtes probablement face Ă un exemple typique de queerbaiting. Il existe un autre test trĂšs fiable pour le vĂ©rifier : sâil sâagissait dâun homme et dâune femme agissant de la mĂȘme maniĂšre, serait-ce suffisant pour que lâon sâattende Ă une romance ?
Ă mesure que de plus en plus de personnes sortent du placard ou rejettent les normes de genre Ă©tablies, la communautĂ© LGBT+ rĂ©clame une plus grande visibilitĂ© dans les films et les sĂ©ries grand public. De nombreux long-mĂ©trages ne nous incluent tout bonnement pas, mais lorsquâun personnage queer apparaĂźt enfin quelque part, cette reprĂ©sentation est bien souvent imparfaite, peu satisfaisante, parfois caricaturale. Dans certains cas on assiste mĂȘme Ă une vĂ©ritable instrumentalisation de la communautĂ©. Pourtant, la prĂ©sence dâhomosexuel-le-s dans les productions cinĂ©matographiques ne date pas dâhier. Au contraire, leur histoire est inextricablement liĂ©e Ă celle du septiĂšme art. Taboue, mal vue ou condamnĂ©e, lâhomosexualitĂ© a Ă©tĂ© dĂ©peinte de maniĂšre subtile, la plupart du temps nĂ©gativement, pendant de longues annĂ©es et les consĂ©quences sâobservent encore de nos jours, dans le cinĂ©ma actuel comme dans la rĂ©alitĂ©.
Le queercoding
Le queercoding consiste Ă crĂ©er un personnage « codĂ© » LGBT+ : câest-Ă -dire Ă lui attribuer des caractĂ©ristiques gĂ©nĂ©ralement associĂ©es Ă lâhomosexualitĂ©, mais sans mentionner explicitement son orientation sexuelle. Au cours de lâhistoire, les stĂ©rĂ©otypes utilisĂ©s ont gĂ©nĂ©ralement Ă©tĂ© ceux qui bousculaient les normes de genre, comme une voix « effĂ©minĂ©e » ou du maquillage pour un homme, ou alors une femme portant des habits « dâhomme ». Des traits qui nâont rien de nĂ©gatif dans la rĂ©alitĂ©, mais qui ont pu ĂȘtre associĂ©s Ă des jugements moraux par le biais des films. Un dialogue en apparence anodin pouvait Ă©galement donner une indication, tout comme le fait quâun personnage soit seul ou ne porte aucun intĂ©rĂȘt au sexe opposĂ©. Ă lâaide de ce procĂ©dĂ© il Ă©tait possible de coller une Ă©tiquette « queer » sur un personnage amusant, marginal ou sur le mĂ©chant dâune histoire, et de cette maniĂšre transmettre implicitement le message selon lequel lâhomosexualitĂ© est quelque chose de risible ou mĂȘme de mauvais. On retrouvait alors souvent les mĂȘmes types de personnages, affublĂ©s de caractĂ©ristiques rĂ©currentes qui laissaient entendre aux spectateur-rice-s leur non-hĂ©tĂ©rosexualitĂ©.
Aux Etats-Unis, sous la pression de lobbies catholiques, les annĂ©es 1930 ont vu naĂźtre les Codes Hays, qui ont exercĂ© une Ă©norme influence sur les productions dâHollywood pendant plusieurs dĂ©cennies. Ils bannissaient entre autres la nuditĂ©, les « pratiques dĂ©viantes », les scĂšnes trop sexuelles ou Ă©rotiques, etc. Pour ĂȘtre en accord avec ces rĂšgles, un film ne devait pas non plus attirer la sympathie de lâaudience pour une personne dont les moeurs Ă©taient jugĂ©es rĂ©prĂ©hensibles Ă lâĂ©poque, sous peine dâĂȘtre censurĂ©. Les valeurs morales de la sociĂ©tĂ© dictaient des codes de conduite ancrĂ©s dans les mentalitĂ©s (si tu accomplis de bonnes actions, il tâarrivera de bonnes choses); on retrouve alors dans une longue liste de films des personnages dont lâhomosexualitĂ© est sous-entendue : la plupart du temps, ils connaissent une fin tragique, se rendent coupables de crimes (quand leur orientation sexuelle nâest pas le crime lui-mĂȘme) ou tiennent le rĂŽle de lâennemi du hĂ©ros. Si vous souhaitez approfondir le sujet, le film « The Celluloid Closet » (disponible sur Youtube) retrace lâhistoire de ces Codes Hays, et fait un tour dâhorizon des reprĂ©sentations LGBT+ dans le cinĂ©ma hollywoodien au XXĂšme siĂšcle. Malheureusement, ils ont marquĂ© en profondeur les rĂ©alisations cinĂ©matographiques et lâusage nĂ©faste du queercoding nâa pas disparu.
Parmi les exemples les plus cĂ©lĂšbres et les plus rĂ©cents, on peut citer les vilains de Disney : Ursula, dont lâapparence est inspirĂ©e de la drag queen « Divine », Jafar, Scar, HadĂšs, qui sont tous les trois plutĂŽt maniĂ©rĂ©s et parfois exubĂ©rants, John Ratcliffe, qui prend soin de son apparence et nâaime pas le travail manuel, etc. Au fil du temps, lâinconscient collectif a intĂ©grĂ© certaines reprĂ©sentations mentales, et se dĂ©tacher de lâHistoire et des schĂ©mas que lâon nous a prĂ©sentĂ©s jusquâĂ maintenant nâest pas chose aisĂ©e. Ainsi, mĂȘme si le but des rĂ©alisateur-rice-s nâest pas de donner une sexualitĂ© au personnage, ce codage queer sous-jacent reste prĂ©sent. Dâautres clichĂ©s subsistent encore, dans le cinĂ©ma français notamment on retrouve lâarchĂ©type de lâhomosexuel effĂ©minĂ© visant Ă faire rire dans « La Cage aux Folles » ou encore dans « Chouchou ». Lorsquâun long-mĂ©trage Ă succĂšs ne dissimule pas lâorientation sexuelle dâun personnage, on constate encore trĂšs souvent quâil se termine de maniĂšre dramatique. « Le secret de Brokeback Mountain » ça vous dit quelque chose ?
Mais le « queercoding » prĂ©sente aussi des aspects positifs : câĂ©tait le moyen idĂ©al pour passer Ă travers la censure et inclure un personnage queer dans un film. Il Ă©tait ainsi possible de laisser de subtils indices, que seules les personnes LGBT+ attentives comprendraient. CâĂ©tait il nây a pas si longtemps encore que les personnes queers Ă©taient dans lâimpossibilitĂ© totale dâassumer leur sexualitĂ© au grand jour. Il fallait alors trouver des stratagĂšmes pour identifier « ses semblables ». Des intonations de voix, une maniĂšre de sâhabiller, ou mĂȘme un vocabulaire prĂ©cis, faisaient discrĂštement passer un message et permettaient aux membres de la communautĂ© LGBT+ de se reconnaĂźtre. Ceux-ci ont alors dĂ©veloppĂ© lâhabitude de lire entre les lignes, de guetter les plus lĂ©gers signes, et de dĂ©coder le sous-texte dâune oeuvre littĂ©raire ou cinĂ©matographique. Ces subterfuges ont fait intrinsĂšquement partie du cinĂ©ma pendant si longtemps que, volontairement ou non, certain-e-s rĂ©alisateur-rice-s continuent de les utiliser. MalgrĂ© les applications positives de cette pratique, nombreux sont ceux qui en dĂ©noncent aujourdâhui les dĂ©rives et acceptent mal dâĂȘtre continuellement relĂ©guĂ©s dans lâombre.
Le queerbaiting
Ce qui nous amĂšne au queerbaiting. Il sâappuie frĂ©quemment sur ces indications implicites dâune orientation sexuelle et permet, dans une certaine mesure, de manipuler le public LGBT+. Il consiste Ă suggĂ©rer un intĂ©rĂȘt romantique entre deux personnages du mĂȘme sexe, sans jamais montrer explicitement cette relation Ă lâĂ©cran ni la confirmer. Les exemples abondent : de « Supernatural » à « Teen Wolf », en passant par « Sherlock Holmes » et « Killing Eve », des dizaines de sĂ©ries tiennent en haleine leurs spectateur-rice-s en leur faisant miroiter les couples gays ou lesbiens quâils et elles rĂȘvent de voir se former.
Il arrive aussi que lâon mentionne lâexistence dâun personnage queer lors de la promotion dâun film ou lors dâinterviews, mais que son homosexualitĂ© ne soit jamais clairement indiquĂ©e dans le produit final. Ou alors que les indices de sa non-hĂ©tĂ©rosexualitĂ© soient tellement subtils quâils en deviennent impossibles Ă relever, Ă moins de savoir exactement quoi chercher. CâĂ©tait le cas, entre autres, dans « Dragons 2 » (le viking Guelfor annonce quâil ne sâest jamais mariĂ© pour « diverses raisons »), dans « La Belle et la BĂȘte » (avec LeFou, lâami de Gaston), ou encore « Thor : Ragnarok », (oĂč une scĂšne laissant deviner la bisexualitĂ© de la valkyrie nâa finalement pas Ă©tĂ© conservĂ©e dans le film). Ă lâinverse, alors que rien dans lâoeuvre ne le sous-entendait, certain-e-s auteur-e-s ou rĂ©alisateur-rice-s annoncent parfois rĂ©trospectivement que lâun de leurs personnages Ă©tait LGBT+ depuis le dĂ©but. Le cas le plus tristement cĂ©lĂšbre reste Ă ce jour J.K. Rowling, qui avait rĂ©vĂ©lĂ© lâhomosexualitĂ© de Dumbledore bien aprĂšs la fin des livres et la sortie des premiers films. ProblĂšme, la supposĂ©e relation entre Albus et Grindelwald continue dâĂȘtre dĂ©libĂ©rĂ©ment passĂ©e sous silence dans « Les Animaux Fantastiques ». Alors quel crĂ©dit accorder Ă cette information si les films les plus rĂ©cents font comme si J.K Rowling nâavait rien dit ?
Quâil sâagisse de pure hypocrisie ou de pressions de la part des productions et des maisons dâĂ©dition, ce procĂ©dĂ© est dĂ©sormais vivement critiquĂ© par les fans, qui tolĂšrent de moins en moins cette solution de facilitĂ©. MĂȘme avec les meilleures intentions du monde, la simple parole des acteur-rice-s, Ă©crivain-e-s, scĂ©naristes, etc. ne suffit plus. Ăvidemment, derriĂšre cette pratique se cache des enjeux commerciaux : lâobjectif est dâattirer lâaudience LGBT+ sans rebuter le public hĂ©tĂ©rosexuel, de promouvoir la diversitĂ© sans prendre rĂ©ellement de risques. Lâexcuse invoquĂ©e est habituellement celle de la censure en application dans de nombreux pays, comme la Chine, qui reprĂ©sente un marchĂ© considĂ©rable pour lâindustrie du cinĂ©ma. Par ailleurs, en Russie, un des dialogues du dernier Pixar « En Avant » a Ă©tĂ© modifiĂ© et une scĂšne de sexe dans « Rocketman » a Ă©tĂ© supprimĂ©e lors de sa sortie en salle. MĂȘme aux Etats-Unis certaines personnes ont boycottĂ© « Le Monde de Dory », sous prĂ©texte quâun couple de femmes apparaissait quelques secondes. Encore une fois, il est possible de nuancer et dâargumenter que ces petits efforts montrent dĂ©jĂ un progrĂšs de la sociĂ©tĂ©. On peut saluer la bonne volontĂ© des personnes qui sâĂ©vertuent Ă ĂȘtre inclusives, mais se voient forcĂ©es de faire marche arriĂšre devant certaines contraintes. Mais sommes-nous si dĂ©sespĂ©rĂ©s de voir des personnages qui nous ressemblent que nous pouvons nous contenter de ces demi-reprĂ©sentations ?
Le cinĂ©ma reflĂšte parfois les opinions de la sociĂ©tĂ©, et rĂ©ciproquement les histoires racontĂ©es Ă lâĂ©cran vĂ©hiculent un certain message et peuvent elles-mĂȘmes nous dicter quoi penser. Si le fait dâĂȘtre gay ou lesbienne reste prĂ©sentĂ© comme quelque chose dont on nâose pas parler, il sera toujours aussi difficile de sortir du placard. Nous avons besoin de modĂšles Ă qui nous identifier, autres que ceux dont on doit rire ou avoir honte. Nous avons besoin de voir que les relations queer ne valent pas moins que les romances hĂ©tĂ©rosexuelles. Dâentendre plus de rĂ©cits qui ne mettent pas lâorientation sexuelle du hĂ©ros ou de lâhĂ©roĂŻne au centre de tout. Et nous nâavons mĂȘme pas parlĂ© des reprĂ©sentations des personnes transgenres, asexuelles ou intersexes, qui restent infimes dans lâindustrie du divertissement, en comparaison de lâhomosexualitĂ© ou de la bisexualitĂ©. Heureusement, de plus en plus de sĂ©ries rĂ©ussissent parfaitement Ă mettre en scĂšne des personnages queers variĂ©s et complexes, et de nos jours nous pouvons profiter dâune multitude de films de qualitĂ© spĂ©cialement adressĂ©s aux personnes LGBT+.
*petite prĂ©cision Ă©tymologique, « queer » est un mot anglais qui signifie « bizarre, Ă©trange » utilisĂ© comme un terme pĂ©joratif Ă lâencontre de la communautĂ© LGBT+. Ses membres se le sont par la suite rĂ©appropriĂ© pour affirmer leur fiertĂ© dâĂȘtre diffĂ©rent-e-s.
(Cet Article a été écrit par Pierig Giraud)